Il est aujourd’hui essentiel de tenir à distance à la fois la doxa et le complotisme. Ces deux écueils menacent en effet la compréhension libre et désintéressée de la « crise sanitaire » en cours et ils fonctionnent en miroirs.
Il n’est pas étonnant que la plèbe n’ait ni vérité ni jugement, puisque les affaires de l’Etat sont traitées à son insu, et qu’elle ne se forge un avis qu’à partir du peu qu’il est impossible de lui dissimuler. La suspension du jugement est en effet une vertu rare. Donc pouvoir tout traiter en cachette des citoyens, et vouloir qu’à partir de là ils ne portent pas de jugement, c’est le comble de la stupidité. Si la plèbe en effet pouvait se tempérer, suspendre son jugement sur ce qu’elle connaît mal, et juger correctement à partir du peu d’éléments dont elle dispose, elle serait plus digne de gouverner que d’être gouvernée » (Spinoza, Traité politique, VII, 27)
Le complotisme pour les nuls
Deux dangers guettent la vie des idées de nos jours. Et il n’est pas facile de les tenir tous deux à distance. Le premier est la doxa, le second le complotisme. Tous deux consistent en des raisonnements reposant sur une prémisse erronée, sur la base de laquelle se déploient ensuite des constructions plus ou moins informées ou plus ou moins sophistiquées. Tant que la prémisse n’est pas questionnée, la personne ne peut pas changer fondamentalement d’avis. La prémisse opère comme un filtre, un classement et une hiérarchisation des informations parvenant à la conscience. Elle filtre les informations disponibles afin de privilégier celles qui confortent la prémisse et d’évacuer le plus possible les autres. Ces dernières constituent des « dissonances cognitives » comme disait Léon Festinger [1], et elles sont évacuées ou minimisées. S’il ne parvient pas totalement à les évacuer, le raisonnement va les considérer comme secondaires pour sauvegarder la prémisse et la cohérence globale du raisonnement qui est construit dessus. Il va en somme hiérarchiser l’information pour complexifier le tableau tout en maintenant la cohérence globale de sa construction logique, jusqu’au jour où ce ne sera éventuellement plus tenable [2].
Quiconque prétend réfléchir rationnellement aux problèmes qui nous sont posés à propos de la « crise sanitaire mondiale de 2020 » doit parvenir à identifier ces deux dangers et à comprendre leur logique de construction. Pour ce faire, il faut également comprendre que ces deux systèmes de pensées progressent en réalité de concert car ils sont les deux côtés d’une même pièce de monnaie. Ils sont la norme et la déviance. C’est la doxa qui qualifie de complotisme tout ce qui n’adhère pas à ses prémisses, et le complotisme prolifère à mesure que la doxa se durcit et empêche de questionner ses prémisses. Il faut enfin comprendre que, derrière le clivage intellectuel, se cache aussi en partie un clivage social (les « élites » versus le « peuple ») dont la rigidification n’est pas une bonne nouvelle pour la démocratie. On commencera par traiter de la doxa avant de passer à l’examen du complotisme.
Continue reading « La Doxa et le Complotisme »
Notes & références
- L. Festinger, Une théorie de la dissonance cognitive, Paris, Dunod, 2011 (première éd. en Anglais 1957). [↩]
- Dans le champ des théories scientifiques et de l’histoire des sciences, et dans le langage de Thomas Kuhn, cela conduit à ajouter des « modifications ad hoc » à une théorie afin de sauver le « paradigme » central (T. Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1983 (première éd. en Anglais 1962). [↩]